
Zoom sur les vins doux naturels, mutés ou fortifiés

Du Banyuls au Porto en passant par le Rivesaltes ou le Madère, zoom sur ces vins doux naturels, mutés ou fortifiés à la complexité toute en sucrosité inégalée. Du process de mutage à l’alcool à l’élevage en foudre, fût ou dame-jeanne, partons à la redécouverte de ces breuvages historiques.
Mutage, vous avez dit mutage ?
En catalan, muter signifie rendre muet. Et c’est un certain Arnau de Vilanova, médecin et savant catalan du XIIIème siècle qui théorisa le premier ce procédé de mutage, qui stoppe la fermentation et rend donc le moût muet
. CQFD.
Ce mutage peut s’effectuer selon 2 méthodes : par le froid et ajout de SO2 comme cela se pratique pour les vins moelleux ou par ajout d’alcool, pour les fameux vins fortifiés. Ces derniers, souvent élaborés à partir de raisins très sucrés par leur variété et leur terroir, conserveront donc un taux de sucre résiduel élevé, les levures n'ayant pu aller au bout de la fermentation alcoolique, mais gagneront aussi un degré alcoolique plus élevé de part l’ajout d’un alcool à 77 à 96% selon les cahiers des charges.
Le moment du mutage définit la sucrosité finale du vin muté : plus le mutage est précoce, plus le vin conservera de sucres. En termes de procédé technique, ce mutage à l’alcool peut s’effectuer après foulage, sur marc ou sur grains mais demande toujours un savoir-faire hautement empirique car le mutage est opéré en pleine effervescence fermentaire.
Suit ensuite une période de repos, au cours d’un élevage en mode oxydatif (au contact de l’oxygène) ou réducteur (sans contact avec l’oxygène), dans différents contenants (dame-jeanne en verre, barriques ou grands foudres en bois…) et sur une période qui peut aller de quelques mois à plusieurs décennies.
Un vin muté arborera une couleur jaune à fauve voire acajou, et affichera de 16 à 22% d’alcool et de 40 à 140 grammes de sucre par litre, selon appellations. A ne pas confondre avec la classe des mistelles ou vins de liqueur, dont font partie le Pineau des Charentes et le Floc de Gascogne, qui sont obtenus par ajout d’eau-de-vie (Cognac et Armagnac) respectivement) dans du moût de raisin, avant toute fermentation qui est ainsi bloquée avant d’avoir commencé.

Le mutage des vins : Histoire, vieillissement et classification
Mais pourquoi a-t-on commencé à muter les vins ? Initialement pour des raisons de conservation, l’ajout d’alcool permettant de tuer levures et bactéries et de stabiliser les vins transportés sur terre ou par mer pendant de longues semaines. Pour être expédiés notamment vers l’Angleterre où la suite fut une question de goût avec l’engouement de quelques amateurs avertis pour ces breuvages insolites, sucrés et raffinés. Ce qui fit par exemple la gloire et la fortune des producteurs de vin de Porto au XVIIème siècle. Cette histoire des vins fortifiés, riche en rebondissements géo-politico-commerciaux au fil des siècles et fruit d’un vrai marketing avant l’heure, trouve un écho dans une classification tout aussi complexe, voire compliquée.
Les vins mutés présentent, sur une même appellation, différentes catégories et autant de styles et goûts différents : Ruby, Vintage, Tawny pour le Porto. Rimage ou Ambré pour les Banyuls. Grenat, Ambré ou Tuilé pour le Rivesaltes ou le Maury, Sec, demi-sec, doux ou demi-doux pour le Madère. Des classifications dictées par la couleur - du cerise au fauve -, le mode et la durée d’élevage – réducteur ou oxydatif, quelques années ou plusieurs décennies-, la palette aromatique - sur le fruit frais, les fruits secs, plus empyreumatique ou rancio-, et parfois le millésime et le cépage. Riches de cette diversité, les vins mutés réservent bien des surprises et subliment quelques accords mets et vins atypiques.

Rivesaltes et Muscat de Rivesaltes : entre Aude et Roussillon, 2 poids lourds des VDN (Vins Doux Naturels)
En France, le Roussillon est le royaume des vins doux naturels, ces vins mutés du sud de la France héritiers d’une longue culture catalane du “rancio”.
Du nord au sud, commençons par le Rivesaltes, grande appellation (1085 hectares cultivés en 2023) sur les Pyrénées-Orientales et un peu dans l’Aude, qui produit des VDN grenats, tuilés, ambrés ou rosés, avec 21,5% d’alcool et 45g/l de sucre minimum, obtenus par mutage à l’alcool vinique à 96% avant le 31 décembre suivant la récolte. Grenache (noir, gris, blanc) et muscats côté cépages, une diversité de sols dans ce territoire qui va des Albères aux Corbières, les Rivesaltes affichent des profils organoleptiques variés. Nez de fève tonka pour un Rivesaltes Tuilé Hors d’âge chez Dom Brial, une cave coopérative centenaire, alors que le Rivesaltes Grande Réserve 1999 arbore plutôt pain d’épices au nez et amande et brioche en bouche. Les (certains très) vieux Rivesaltes Rancio de la maison Danjou-Banessy sont aussi un exemple de la longévité et complexité de ce VDN. Sur un territoire encore plus large, le Muscat de Rivesaltes (2654 hectares et plus de 50000 hectolitres) est, lui, élaboré à partir des seuls Muscat à petits grains et Muscat d’Alexandrie et arbore une couleur allant du jaune à l’or et une aromatique du citron et pêche au miel et fruits confits selon son âge.

Maury : un vin doux naturel (Vin Doux Naturel) confidentiel
Telle une enclave (155 hectares et 4 communes: Maury, Tautavel, Saint-Paul de Fenouillet, Rasiguères) au nord de la vaste appellation Rivesaltes dans l’abrupte vallée de l’Agly notamment, l’appellation Maury fut parmi les premières AOC en France, en 1936. Dédiée aux VDN, elle cohabite avec l’appellation Maury sec pour les vins rouges. Avec 2780 hectolitres produits en 2023, les vins doux naturels de Maury naissent sur des schistes et marnes noirs et sont élaborés à partir de Grenache, Carignan, Syrah, Maccabeu et Muscat. On trouve des Maury Grenat et Blanc, élevés en mode réducteur avec cuve inox et mise en bouteille rapide et des Maury Tuilé et Ambré, ces deux derniers étant élevés en mode oxydatif (en demi-muids de chêne) et pouvant parfois être également “rancio”. Le mutage se fait sur grain et les degrés sont équivalents à ceux des Rivesaltes. A la dégustation, un Maury Blanc de la cave des Vignerons de Maury aura des arômes floraux et acidulés, un Ambré associera noix et orange confite et un Tuilé sera encore plus persistant et complexe.
Banyuls : un VDN (Vin Doux Naturel) de l’extrême
A la frontière espagnole, couvrant 500 et quelques hectares et 4 communes (Collioure, Port-Vendres, Banyuls, Cerbère), l’appellation Banyuls (1936) est dédiée aux VDN Banyuls et Banyuls Grand Cru – le territoire étant commun avec l’AOP Collioure pour les vins secs. Ces vignobles de l’extrême dessinent un paysage ancestral et mythique de vignes en terrasse plongeant des Albères vers la mer. Les sols de schiste gris sont retenus par des murets traditionnels et le Grenache (noir, blanc, gris) y est roi, secondé de quelques Muscats ou Maccabeu notamment.
La culture de la vigne date ici des Phéniciens. Bénéficiant d’un degré alcoolique et d’une sucrosité élevés grâce à l’ensoleillement, ce vin, souvent muté ou naturellement doux, voyageait bien et a acquis une jolie réputation de cour en cour. Phylloxera, lois Arago et Pams (en 1872 et 1898) qui reconnaissent un statut fiscal particulier aux vins naturellement doux rythmèrent ensuite l’Histoire de ce vignoble.
Selon le cahier des charges actuel de l’AOP Banyuls, le moût en fermentation est muté à l’alcool vinique à 96% et le vin est ensuite élevé en milieu réducteur au moins jusqu’au 1er mai pour devenir Blanc ou Rimage et en milieu oxydatif (fût ou dame-jeanne) jusqu’au 1er mars de la 3ème année suivant la récolte pour bénéficier de la mention Ambré ou Traditionnel. Le Grand Cru est élevé minimum 3 ans en pièce de bois mais souvent beaucoup plus longtemps et le Hors d’Age minimum 5 ans.
Le Rimage affiche des arômes de fruits et raisins frais, comme celui du Clos de Paulilles, pionnier de cette variante Rimage, ou le très expressif Domaine Augustin ou encore chez Traginet Le Traditionnel mariera noix, café, cacao, vanille chez Cazes, Pietri-Géraud ou Traginet. L’Ambré de Terre des Templiers a déjà une belle complexité tandis que le Grand Cru du Clos Saint Sébastien est vanillé à souhait. Côté blanc, celui de Vial Magnères est miellé mais frais et celui de Pietri-Géraud est très floral. La Cave de l’Etoile est aussi connue pour son atypique Banyuls Paillé qui vieillit en barrique puis en dame-jeanne en plein soleil.

Madère, mutage et chauffage, le secret d’un vin îlien
Direction le Portugal, et l’île de Madère, pour un autre VDN (Vin Doux Naturel) élevé à la chaleur. Le Madère est en effet élaboré selon un procédé unique en son genre de chauffage du vin au cours de son élevage. Un procédé ou plutôt 2 : la méthode “canteiro” consiste à laisser vieillir le vin muté dans des fûts de chêne sous les toits des entrepôts pendant minimum 4 ans et la méthode “estufagem” chauffe à 45° le vin muté dans de grandes cuves pendant 4 mois avant d’être refroidi et mis en barriques.
Comment est née l’idée de ce procédé ?
De l’Histoire et de grands voyages, encore, quand les vins embarquaient dans les navires pour des traversées au long cours et subissaient roulis et chaleur dans les cales des bateaux. On raconte que c’est suite à un aller-retour en Inde qu’une barrique de vin de Madère a révélé de nouveaux arômes intenses : les producteurs prirent alors l’habitude de laisser partir leur fûts et de créer ces “vinho da roda” qui faisaient le voyage entre les continents avant de revenir bonifiés. Les méthodes “canteiro” et “estufagem” prirent ensuite le relais pour perpétuer le goût unique du vin de Madère, fruits rouges à secs, caramel, épices, à la longévité exceptionnelle.
Ce vin îlien né d’un terroir volcanique, montagneux, semi-tropical, est issu de 4 variétés principales qui vont définir la sucrosité et le degré d’alcool du vin final : Sercial, planté en altitude qui donnera le vin le plus sec, Verdhelo, Boal et Malvasia, qui donnera le Madère le plus doux pouvant atteindre 20 à 22% de degré alcoolique.

On trouve aussi des Madère ‘Colheita” issu d’une seule vendange et des Madère Vintage très vieux, notamment chez Blandy’s, créée en 1811 à Funchal par un Anglais.

Porto, le vin des terrasses du Douro
Portugal toujours, mais sur le continent avec la somptueuse vallée du Douro et Vila Nova de Gaia pour découvrir l’incontournable vin de Porto.
Le Porto nait tout d’abord des vignes de Touriga Nacional, Touriga Franca, Tinta Roriz, Tinta Cao et Tinta Barroca plantées sur les terrasses de schistes et de granit de la vallée Douro. Vignobles abrupts et extrêmes qui subissent les fortes chaleurs estivales et des hivers rigoureux. Foulés au pied dans les traditionnels lagare
en granit, les raisins sont ensuite vinifiés lors d’une courte fermentation alcoolique stoppée au bout de 3-4 jours par l’ajout d’une eau de vie à 77% d’alcool, qui permet d’obtenir un vin titrant environ 20-25° et contenant jusqu’à 130 grammes de sucre par litre.

L’élevage sera ensuite oxydatif ou réducteur pour un temps plus ou moins long. Les Porto de type Ruby, de couleur rouge à grenat, denses et charnus, seront sur le fruit et représenteront terroir et millésime : ils sont élevés brièvement en grands foudres et maturent ensuite en bouteille, parfois très longtemps. Ils sont classés selon les dénominations Ruby, Ruby Reserve, Late Bottle Vintage (LBV), Single Quinta Vintage (un seul domaine) et Vintage, le must du Porto produit uniquement lors des années exceptionnelles. La catégorie des Porto Tawny, issu d’un élevage oxydatif en fûts de chêne, propose des vins dorés à roux, translucides, qui développent des arômes tertiaires, et sont classés par âge : Reserve, 10, 20, 40, 50 ans voire Very Very Old. La mention Colheta désigne une année particulière qui peut avoir vieilli 10, 20, 30 ans, selon la date d’embouteillage.
Plus récemment, est apparu un Porto blanc et dans les années 2010, un Porto rosé. Les nombreuses maisons de Porto, mondialement connues ou plus confidentielles, retracent l’histoire de ce breuvage : Graham’s, Taylor’s incarnent l’engouement des Brittaniques pour ce vin fortifié qui deviendra célèbre et les grandes heures des négociants anglais venus en pionniers s’installer au XVIIe siècle sur les berges du Douro, Niepoort est une maison d’origine néerlandaise tandis que Ferreira est une autre maison historique mais portugaise de Gaia. Derrière le mot Porto, se cachent autant de styles que de couleurs, d’âges et de maisons !

Ailleurs en Europe ? Le Xérès en Andalousie, le Marsala en Sicile Italie, le Commandaria à Chypre. Riches d’une longue histoire, nés dans des paysages souvent grandioses, les vins fortifiés sont une véritable invitation au voyage. Moins en vogue depuis quelques années, ils offrent pourtant des alternatives réjouissantes en termes d’accords mets et vins. Fromages et chocolat bien sûr, mais aussi viandes et ceviches de poisson, desserts aux fruits et surtout seuls, mais servis à la bonne température, pas plus de 18°C.

Photo de couverture : Paradis à Porto, chez Ferreira, Vila Nova de Gaia
Crédits photos : Crédits Alexandra Foissac
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